Littérature

5 octobre 2023

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Frédéric Hardel

bibliothécaire dans Ville-Marie

Temps de lecture : 4 minutes

Chronique littéraire de fantaisie

melasse-de-la-fantaisie

On va se le dire, les quartiers populaires font souvent de la littérature plus intéressante que les quartiers des classes aisées. C’est comme ça ! Les premiers, par nature, recueillent tout ce qui est repoussé dans les marges des seconds. Ainsi, les quartiers aisés s’uniformisent tandis que les populaires se diversifient et s’enrichissent — symboliquement à tout le moins — de ces nouveaux apports. Pour le meilleur… et pour le pire ! Le Centre-Sud n’échappe pas à cette dynamique. On peut certainement dire de lui qu’il a sa propre couleur, sa propre faune, sa propre mythologie, même. Parce qu’il l’a habité et parce qu’il est habité par lui, Francis Ouellette a fait du « Faubourg à m’lasse » le personnage principal de son premier livre, Mélasse de fantaisie.

Certes, dans ce roman que l’on pourrait qualifier d’apprentissage, on suit les traces (et les frasques) de Francis, le personnage éponyme, de sa naissance à sa vie de jeune adulte. Toutefois, c’est bien le quartier qui est la vedette de cette fresque urbaine. Mélasse de fantaisie — déjà par son titre — est profondément marqué par l’esprit des lieux, qu’ils soient privés ou publics, et ce, dès l’entrée en scène du protagoniste   : « Faque ça commence comme ça pour moi. Ici, dans un escalier de la rue Poupart, en 1976, derrière la porte marquée de l’adresse 1751, entre le deuxième et le troisième étage ». Cet escalier « en vieux bois, recouvert d’un prélart imitation de céramique racorni […], du genre un peu mou qui renfonce » nous laisse deviner que la vie de Francis ne sera pas un chemin bordé de roses. En effet, à peine rentré de l’hôpital, le bébé sera échappé dans cet escalier, dans un épisode qui ne fait que préfigurer une série de malheurs : « Moi-même, je ne suis pas le premier p’tit crisse de crotté de l’Est violé, abusé sexuellement, battu, élevé par une mère monoparentale, lesbienne d’acid, alcoolique, assistée sociale et fille de joie à ses heures ». Dans le Faubourg, la vie est dure, dure comme la sphate des ruelles dans lesquelles le personnage s’éraflera les genoux. Aux logements miteux succéderont des lieux publics que reconnaîtront les lectrices et les lecteurs : Tatouage Iris, Dépanneur Caravelle, Prison Parthenais, Pied-du-Courant, etc.

Pourtant, malgré les turpitudes rencontrées, ce roman n’en est pas un de désespoir. Loin de là. « Câlisse de Faubourg pareil. Tu me fais ça à toutes les osties de fois. J’aimerais ça pouvoir t’haïr, mais je suis pas vraiment capable. J’aimerais ça haïr tout court, mais je suis pas capable non plus. Quelque chose de plus fort m’en empêche ». Ce quelque chose est notamment constitué des figures réconfortantes qui entourent Francis, comme Frigo, le robineux aux multiples chapeaux, souvent présent et qui agit un peu comme son ange gardien : « Tout le Centre-Sud connaissait Frigo et comme le Centre-Sud était le monde, le monde entier le connaissait ». Frigo le sauvera d’ailleurs de la noyade au Parc Olivier-Robert. On y retrouve également Chantale Choquette, une prostituée au grand cœur : « ma première dans ben des affaires : gardienne, coup de foudre, bec sur la bouche et peine d’amour. Plus encore, elle a été mon premier choc existentiel, ma première extase, bien malgré elle et à son insu ». Il y a aussi bien sûr les grands-parents dont Raymonde, championne du bercethon, et surtout Aimé : « Je sors ma fille de sa poussette et la dépose dans les grosses mains d’Aimé. C’est comme si ces mains-là étaient faites pour ça. Tenir ma fille. Me tenir, quand j’étais bébé. Tenir des enfants. Des crisses de grosses mains, des mailloches, des mains qui se sont battues, qui ont frappé, qui pourraient étrangler n’importe qui, n’importe quoi. […] Dans ces mains, aveugles et plissées, je dépose ce que j’ai de plus précieux au monde ». Ces mains-là sont l’image même du quartier, rudes et tendres à la fois. Une des forces de Ouellette, c’est d’avoir su dépeindre des personnages qui touchent à l’universel. Du robineux à la prostituée, on reconnaît les personnages sans les connaître, comme s’ils préexistaient en nous et ne demandaient qu’à être révélés.

Mais au-delà de ces personnages, à la fin du récit, la lumière provient d’ailleurs, de la possibilité d’une forme de salut. L’échappatoire n’est pas une fuite du quartier parce que, comme le dit le protagoniste : « Tu peux pas sortir le Faubourg du p’tit gars mais tu peux pas sortir le p’tit gars du Faubourg non plus. Maintenant, je comprends qu’en fait, ce que je dois faire, c’est sortir mon Faubourg du Faubourg. Je vais le traîner avec moi partout. Je vais le montrer à tout le monde. Mon Faubourg ». L’adhésion au quartier est totale. Indéfectible. Ainsi, la visite d’un dernier lieu du quartier, la librairie Le Chercheur de trésor, permet la rencontre de Francis avec la littérature, via les monuments que sont Denis Vanier et Richard Gingras, respectivement poète et libraire. C’est donc par les Lettres que le personnage trouvera son émancipation : « Je suis prêt. Prêt à guérir, prêt à écrire, prêt à en rire. Prêt à vous laisser me lire ». Et ce, pour notre plus grand plaisir !

Mélasse de fantaisie de Francis Ouellette (La Mèche, 2022)