Littérature
29 septembre 2025
Temps de lecture : 11 minutes
Série littérature des Faubourgs (2/5) : Le roman «Morel» de Maxime Raymond Bock
Dans cette série d’articles, le romancier Paul Kawczak se penche sur la littérature des Faubourgs. Pour l’occasion, il a sélectionné cinq œuvres littéraires dans lesquelles le quartier tient une place centrale. L’auteur nous invite ainsi à nous plonger dans la riche histoire du territoire du Centre-Sud à travers la vie de ses habitants(es) et de ses travailleurs(euses). Une véritable mine d’or et un plaisir assuré ! À vos marques, prêt, lisez !

Maxime Raymond Bock, 2021 (Photo: Philippe Boivin pour La Presse)
S’appliquant à peindre la fresque d’une vie courant de la Seconde Guerre Mondiale à nos jours, Maxime Raymond Bock entreprend avec son premier roman Morel le portrait d’une Montréal qui dévore ses enfants les plus vulnérables pour rejoindre les critères urbanistiques qui feront d’elles une ville néolibérale internationale. Cette fresque, politique, sociale et familiale, fait défiler dans un ordre qui n’est pas celui de la chronologie, mais plutôt celui des échos des lieux et des affects, la vie de Jean-Claude Morel, ouvrier interchangeable parmi tant d’autres et dont le périmètre de la vie privée ne s’étend pas au-delà d’un périmètre relativement restreint, s’étalant entre Centre-Sud et Hochelaga. Vivant, aimant, souffrant dans le Bas de la ville, au bord de l’eau, jamais loin des pieds du pont colossal, Jean-Claude Morel a toutefois été de tous les grands chantiers qui ont bouleversé la ville durant les Trente Glorieuses. Autoroute métropolitaine, Tunnel Lafontaine, Place Ville-Marie, échangeur Turcot, Stade Olympique, Complexe de l’Île des sœurs ; celui dont l’existence modeste tient à cheval sur deux quartiers populaires, peut se targuer d’avoir parcouru pour son travail une bonne partie de l’île de Montréal, contribuant à chacun de ses projets pharaoniques. Hommage appuyé au Faubourg à Mélasse, Morel raconte une ville qui écrase ceux qui l’ont construite.

Celles et ceux que Centre-Sud et son histoire intéressent liront avec attention les nombreuses pages que le roman consacre au quartier. On y rencontre, avec assez de détail, des tranches de vie d’un monde en grande partie disparu. Un monde ouvrier pour l’essentiel, uni avant tout par les structures familiales et professionnelles, familles s’entassant par dizaines dans des appartements souvent insalubres, à l’ombre des usines imposantes ; la Dominion Oilcloth, la Carter White Lead Company, la Canadian Bronze Company, la Eastern Steel Products, la Dominion Rubber. On y meurt encore du tétanos et de la tuberculose dans les années cinquante. Les parasites y prospèrent régulièrement. Les enfants ramassent le fumier après le passage des chevaux, pour le vendre comme combustible. Ils n’ont pour beaucoup jamais quitter le quartier et ignorent même jusqu’à l’existence du Mont-Royal. Les vies ouvrières ne valent pas grand-chose devant les exigences du Capital. Avant-guerre, le père de Morel a perdu son bras dans une machine de la Dominion Oilcloth. L’usine l’a tout simplement licencié et expulsé du logement qu’elle lui louait.

Logements typiques des quartiers ouvriers de la fin du 19e siècle, quartier Centre-Sud (Photo: Frédérique Ménard-Aubin)
Morel grandit, il rencontre Lorraine, ouvrière textile. Lui-même apprend le métier d’ouvrier en bâtiment. Ils se marient, ont des enfants, et l’époque, qui est à la consommation, leur promet un peu de bonheur, un avenir que les possessions matérielles sauront assurément combler, pense-t-on. L’espoir s’entretient un temps, on se prend à rêver, l’Expo 67 est là pour ça. Et toutefois Morel, sa famille et sa belle-famille s’entassent à dix-sept dans un duplexe. La vie est dure, l’hygiène difficile, et sa dernière, plus fragile, est emportée par une pneumonie, aggravée peut-être par le manque de soins réguliers que reçoivent les enfants des prolétaires. Le cœur n’y est plus, le malheur s’installe. Le bonheur promis n’est pas au rendez-vous. Et puis l’administration de Jean Drapeau révèle son plan pour les quartiers défavorisés du sud : expulsions et rénovations.

Quartier Centre-Sud, 1973 (Photo: Alain Chagnon)
Morel est alors confronté à ce paradoxe qui veut que pour vivre il doit participer, comme beaucoup de ses semblables, à la destruction de son monde. Il finira lui-même par être expulsé avec sa famille, pour laisser place à un projet d’autoroute urbaine est-ouest qui pour finir sera abandonné. Le travail le laisse détruit, un corps de vieillard alors qu’il devrait être dans la force de l’âge, et encore, il a été chanceux de s’en sortir vivant, lui qui a été témoin de plusieurs morts accidentelles sur des chantiers où les normes de sécurité n’étaient pas toujours respectées. Son deuil, l’alcool, la dureté du travail l’enferment en lui-même. Il devient hors de portée d’engagements solidaires qui auraient pu lui apporter du réconfort, il passe à côté de l’aventure syndicaliste. Tout en ayant conscience de n’avoir pas choisi sa vie, de ne pas en avoir été maître, il est trop sidéré par l’effondrement social et intime de son monde pour se raccrocher à une lecture politique du monde. Un second amour lui offrira quelques années de sérénité, puis ce sera la solitude, et de nouveaux les menaces d’expulsion à quatre-vingt ans passés.

Construction de la Place Ville Marie, fin des années 1950 (Photo: Fonds d’archives Place Ville Marie)
Enfant, Morel a fait la rencontre d’un hobo, avec lequel ils ont escaladé l’un des piliers du pont Jacques Cartier. Le hobo lui raconte que le pont est en fait le squelette d’une loutre géante. Morel est émerveillé. C’est de ce jour-là que lui vient le goût de la construction et des chantiers immenses. Il ne savait pas alors que le pont serait peut-être la seule chose qui ne changerait pas de Centre-Sud, elle qui avait été la première à dévorer le quartier, et que ce qu’on appelait alors le « progrès », que l’on attendait encore avec impatience, serait la justification fallacieuse et autoritaire de la destruction de son univers.

«Slippery Slope», sculpure en bois de Jack Haggerty (Photo: inuitsculptures.com)