Littérature

26 juin 2025

Paul Kawczak

Écrivain

Temps de lecture : 6 minutes

Série littérature des Faubourgs (1/5) : L'ouvrage «On n’est pas des trous-de-cul» de Marie Letellier

Dans cette série d’articles, le romancier Paul Kawczak se penche sur la littérature des Faubourgs. Pour l’occasion, il a sélectionné trois œuvres littéraires dans lesquelles le quartier tient une place centrale. L’auteur nous invite ainsi à nous plonger dans la riche histoire de ce territoire du Centre-Sud à travers la vie de ses habitants(es) et de ses travailleurs(euses). Une véritable mine d’or et un plaisir assuré ! À vos marques, prêt, lisez !

En 2020, les excellentes Moult Éditions ont offert une réédition de On n’est pas des trous-du-cul de Marie Letellier, un ouvrage important du mouvement de prise de conscience par la culture québécoise de l’aliénation de sa propre société. Initialement projet de maîtrise en anthropologie, l’ouvrage fut publié aux Éditions Parti pris sous la direction de Gérald Godin et connu un certain succès à sa sortie, en 1971, avant de devenir un classique de l’histoire populaire québécoise.

À la fin des années 1960, Marie Letellier, jeune femme éduquée, s’installe dans ce qu’on appelle alors le Faubourg à m’lasse. Elle y fait la rencontre d’un couple, Monique et Ti-Noir Bouchard – les noms sont modifiés – qu’elle fréquente comme amie et dont elle va faire l’objet d’un travail anthropologique visant à produire une étude de cas de ce qu’on appelle alors la « culture de la pauvreté ».

Le mérite de cette édition, outre d’avoir remis à jour un ouvrage aussi accessible que fascinant, est d’avoir accompagné le texte original d’un appareil critique bienvenu pour en resituer les enjeux et discuter certaines de ses perspectives historiques, sociologiques et méthodologiques. En sus d’un avant-propos du sociologue Jean-Christophe Warren, intitulé « C’est quoi être pauvre ? », le texte de Marie Letellier est accompagné d’une postface critique rédigée par l’autrice en 1984 à l’occasion d’une réédition, d’une interview de celle-ci et de son compagnon, Jean-Pierre Sauvé, dont les dessins originaux qui illustraient la première édition sont reproduits en plus d’une nouvelle série datant de 2019. On a pu connaître Hochelaga par les dessins de Henriette Valium, on découvre ici Centre-Sud à travers ceux de Sauvé.

Cet encadrement textuel permet de resituer plus précisément l’étude de Marie Letellier dans le contexte de l’époque tout en discutant les questions de méthodologie dont elle s’est inspirée. Il apparaît bien vite que ce pli social qui vient momentanément reporter la trajectoire d’une femme éduquée de Rosemont sur celle d’un couple populaire du Centre-Sud soulève toute une série de questions. Le sujet de recherche n’est-il pas en train de fabriquer son objet ? Ne renforce-t-il pas l’aliénation de celui-ci en lui prenant ses mots (Marie Letellier n’a l’autorisation ni de Ti-Noir ni de Monique lorsqu’elle publie son livre) ? Le concept de culture de la pauvreté n’est-il pas lui-même une construction qui échappe totalement à son sujet ? Cette réédition affronte sans rougir ces questions, ouvrant également à l’interprétation qui – selon le mot de Ferron, qui disait de ce livre qu’il s’agissait d’un « roman déguisé » – envisage On n’est pas des trous-du-cul comme une fiction nourrie du « réel », un roman, voir même une sorte de film écrit.

L’étude a pour lieu le secteur 39 du recensement fédéral. Celui-ci correspond aujourd’hui à un espace situé dans un carré encadré par l’avenue De Lorimier, la rue Du Havre, et les boulevards de Maisonneuve et le fleuve Saint-Laurent. Il semble à la fin des années 1960 s’étendre au moins jusqu’à la rue Champlain. Le récit de Marie Letellier et les photos qui l’accompagnent font comprendre à quel point le quartier a changé en quelques décennies. Lorsque l’autrice y emménage, le revenu moyen y est de 3000$ par année, ce qui est considéré comme minimal pour une famille et toute la zone Centre-Sud compte parmi les sept zones défavorisées de Montréal telles que définies par le Conseil des Œuvres.

C’est donc dans ce quartier à la population économiquement vulnérable que l’autrice fait la rencontre des Bouchard. Ti-Noir a 41 ans, il porte les séquelles d’une tuberculose et fait profession de vidangeur, récupérant et réparant les objets mis à la rue. Monique a 36 ans, elle travaille parfois, mais s’occupe principalement de leurs quatre enfants. Michel, Jacques, Louis et Gilles. Les deux se sont mariés en 1954. Ils ne se supportent plus et le livre, malgré lui, fait le récit de leur séparation.

Ti-Noir et Monique vivent en marge d’une société québécoise à laquelle ils ne participent la plupart du temps que de façon passive. Déplacés par le plan Dozois, ils ont été logés dans les habitations Jeanne-Mance, mais les règlements qui y sont appliqués et le calcul des loyers ne correspondait pas à leur mode de vie basée sur une économie informelle. D’appartement en appartement, ils se sont retrouvés dans le quartier Centre-Sud. Leur monde est bien plus celui, interlope, de la petite pègre et des magouilles – ils ont bien connu Machine Gun Molly – que celui du salariat traditionnel. Leur contact principal avec l’État et son administration se fait par les Services sociaux, et la police, qu’ils haïssent. Déclassés, aliénés, leur monde est avant tout celui de la famille, solidaire mais gangréné par la violence et l’alcoolisme.

Marie Letellier n’enregistre pas les conversations qu’elle a avec les Bouchard, mais aussitôt celle-ci terminées, elle les retranscrit aussi précisément qu’elle le peut. Ainsi le livre se bâtit-il via un joual figé dans un dispositif textuel qui tout à la fois le reconstruit – et donc l’interprète – et le fait entendre. Les chapitres s’organisent selon diverses thématiques, les loisirs, les enfants, la famille, l’argent… Les Bouchard se racontent. Ils disent la promiscuité, la vermine, les combines, les disputes, la violence, les rêves, les joies, la fête, l’alcool, la musique, dans l’un des quartiers les plus pauvres de Montréal. Monique, plus vulnérable en tant que femme, semble toutefois mieux vivre le déclassement que Ti-Noir. Elle est plus ouverte à la parole, plus attentive à ce qui se passe dans sa vie. Ti-Noir est déchiré entre son orgueil masculin et son déclassement. Letellier fait apparaître deux figures pathétiques mais incroyablement résiliante. Une vie au jour le jour, loin de l’esprit de sérieux et d’épargne des classes moyennes.

On n’est pas des trous-du-cul ne doit pas être lu comme un livre qui dit quelque chose sur des gens. Mais le résultat de ce pli qui a abouti à la contiguïté, un an-et-demi durant, d’une femme éduquée et d’un couple exclu de son monde. Ti-Noir et Monique sont-ils toujours de ce monde ? On ne le sait pas. Mais l’exclusion est là, qui règne encore, et cette lecture ne peut que participer à l’identifier, à la combattre et à multiplier les plis.

Images par ordre d’apparition :

On n’est pas des trous-de-cul, Marie Letellier, Jean-Philippe Warren, Jean-Pierre Sauvé, Éditions Moult (Montréal, 2019)
–  Vues extérieures de l’appartement de Marie Letellier et Jean-Pierre Sauvé dans Centre-Sud (Photo: Robert Binette)
– Dessin de Jean-Pierre Sauvé paru dans la 1e édition d’On n’est pas de trous-des-cul, Marie Letellier, Éditions Parti pris (Montréal, 1971)
– Lancement de la réédition d’On est pas des trous-de-cul à l’Écomusée du fier monde, fin 2019 (Photo: Daphnée Bouchard).
– Dessin de Jean-Pierre Sauvé paru dans la 1e édition d’On n’est pas de trous-des-cul, Marie Letellier, Éditions Parti pris (Montréal, 1971)
–  Vues de l’appartement de Marie Letellier et Jean-Pierre Sauvé dans Centre-Sud (Photo: Robert Binette)
Ibid
– Dessin de Jean-Pierre Sauvé paru dans la 1e édition d’On n’est pas de trous-des-cul, Marie Letellier, Éditions Parti pris (Montréal, 1971)